Prédications Protestantes dans les Alpes du sud
Dimanche 02 Août 2020
Orpierre (05700)
Lectures du jour :
Esaïe 55, 1-3 (Voir sous cette référence, méditations du 12-juil-20 sur notre site)
Romains 8, 35-39, (Voir sous cette référence, méditations du 25-févr-18)
Matthieu 14, 13-21 (Voir sous cette référence, méditation du 31-juil-11)
Nous ne pouvons rien faire pour eux… ?
Frères et sœurs,
Il y a 9 ans, je vous proposais une méditation sur ce même texte de Matthieu. Si ce texte est le même aujourd’hui qu’hier et avant-hier, en 9 ans, nous, nous avons changé, le monde a changé : il y a 9 ans :
- Le Président des Etats Unis était Barak Obama
- La « guerre civile »[1] en Syrie n’avait pas encore commencé,
- La Lybie n’était pas encore le champ de ruines qu’elle est devenue,
- Erdogan n’était pas encore devenu le maître de la Turquie,
- Poutine n’avait pas encore bricolé la constitution russe pour rester Président-Tsar jusqu’en 2038,
- Xi Jin Ping ne s’était pas encore fait élire président à vie, nouvel empereur de Chine,
- Le Venezuela tenait encore à peu près debout,
Si le monde a changé, il a assez mal changé et j’arrête là cette liste qui pourrait nous surprendre en train de chuchoter « c’était mieux avant »[2].
9 Ans après, nous revoilà devant ce texte qui suit, dans les 12 premiers versets de ce chapitre, la description des circonstances de la mort de Jean Baptiste.
Et il y a 9 ans, je m’étais arrêté sur la réaction de Jésus à l’annonce de cette mort : On lit entre les lignes ce qu'a été pour Lui, la nouvelle de la mort de son précurseur. Jésus choisissant ce lieu isolé où il peut rester seul un moment pour accuser le coup de l'assassinat de Jean-Baptiste et de ce que cela implique pour lui aussi. N'était-ce pas déjà l'annonce de son propre rejet et de la croix ?
Le deuil
Le deuil s’accompagne assez fréquemment d’une réaction de repli sur soi, d’enfermement derrière un mur invisible, qui s’exprime souvent par « je ne veux voir personne car personne ne peut partager ma peine ».
Si Jésus avait été dans cette disposition d’esprit, il aurait renvoyé la foule pour rester seul avec sa douleur, seul pour pleurer son cousin[3]. Mais il va au contraire s’ouvrir, s’ouvrir à cette foule.
La foule
Car déjà la foule, elle aussi ébranlée par cette nouvelle, elle qui avait suivi Jean Baptiste[4] avant de suivre les pas de Jésus, se trouve là en attente d’elle ne sait pas très bien quoi. Mais elle est là, elle attend. Alors les pensées de Jésus la rejoignent et son cœur s'émeut de compassion pour elle (v.14). Telle est la force de Jésus : sa capacité à communier au manque fondamental de chacun. Le Christ partage ce manque, y prend part, à fortiori lorsqu’il s’agit d’un manque affectif ou spirituel, comme il est aujourd’hui en communion avec quiconque se trouve dans la difficulté, la souffrance, la désespérance[5].
Mais Jésus ne se désintéresse pas pour autant des manques matériels : en premier lieu, il fait asseoir la foule dans l’herbe[6]. Puis le soir venant, se pose la question du ravitaillement de cette foule.
La première réaction des disciples, c’est de considérer que cette question n’est pas de leur ressort « Renvoie les gens dans les villages, ils s’y débrouilleront » (v.15), comme s’ils considéraient que le rôle de Jésus s’arrêtait à des préoccupations spirituelles[7], voire à des guérisons, mais la logistique, que d’autres s’en chargent !!
De nos jours, d’autres s’en chargent, ce sont ces nombreuses ONG, auxquelles nous donnons chaque année[8], comme à l’Entraide, l’Armée du Salut, la Cimade ou d’autres, mais est-ce bien cela, est-ce seulement cela, que Jésus nous demande ?
Car il y a une différence fondamentale entre « Donnez-leur vous-mêmes à manger » et « donnez-leur de l’argent pour qu’ils aillent se chercher à manger ».
Car Jésus veut que nous soyons acteurs, il veut nous impliquer physiquement, pour que nous soyons des maillons actifs de ce partage entre lui et l’Humanité.!
Cette Humanité dont Jésus prend soin dans sa totalité : il n’oppose pas le corps et l’Esprit, ne néglige pas l’un au profit de l’autre. D’où sa réponse : « ils resteront là, vous leur donnerez vous-mêmes à manger » (v. 16)
Le manque
C’est alors que les disciples doivent faire cette confession « Nous n’avons que 5 pains et 2 poissons », confession de leur fragilité, leur propre vulnérabilité, qui les avait conduits à faire cette proposition à Jésus « Renvoie les dans leurs villages ». Fragilité, faiblesse, qui peuvent aussi être un alibi bien commode : « tu vois bien que l’on ne peut rien faire pour ces gens ! »
Le partage
Et Jésus, pour toute réponse leur dit : « apportez-moi ce que vous avez », c’est-à-dire remettez-moi votre faiblesse, votre vulnérabilité, maintenant je m’en charge.
Et va se produire ce que certaines versions appellent « la multiplication » des pains, oubliant au passage les poissons.
Or, nulle part, dans les 6 textes relatant cette scène[9], il n’est question de multiplication, mais de partage.
La multiplication, ce serait un prodige de plus renforçant l’image du Jésus-magicien. Le partage c’est une communion. Mais pour qu’elle ait lieu, il y a deux préalables :
Alors, à ceux qui disent, comme les disciples, je n’ai que 5 pains, je ne peux rien faire, je ne peux rien pour eux, je ne peux rien pour ces gens, Jésus nous interpelle : regarde ce que tu as, regarde le peu que tu as, tu peux le partager. Regarde : au plus je partage ces 5 pains et ces 2 poissons, au plus il en reste. C’est cela la bénédiction du partage, c’est cela le propre du partage : ce que l’on donne ne nous appauvrit pas. C’est le bénéfice de la grâce « surabondante ».
En remontant dans l’histoire on s’aperçoit d’ailleurs que les plus partageux étaient souvent les plus modestes, des paysans ayant juste leur nécessaire, parfois moins, dont la porte et la table étaient toujours ouvertes pour les routards, les chemineux de passage.
L’abbé Pierre disait « chaque fois que quelqu’un partage, c’est le monde qui change ». Oui, le partage change le monde, il nous fait entrer dans un monde nouveau, le Royaume (de Dieu), ici et maintenant, et il élargit ce Royaume.
Alors, cette statistique lue cette semaine[13], selon laquelle 8,9% de la population mondiale soufre de la faim, chiffre en augmentation régulière, laissant augurer de nouvelles situations de famine en particulier en Afrique, est à mettre en face de cette phrase de Jésus « Donnez-leur vous-mêmes à manger ».
Cette phrase, Jésus l’utilise au 1er degré, il n’y a pas de sens caché comme dans une parabole, il s’agit pour les disciples de prendre conscience de leur limite, de leur finitude, de l’impasse dans laquelle ils se trouvent s’ils envisagent de ne compter que sur leurs seules forces. Nourrir 5.000 hommes et leurs familles avec 5 pains et 2 poissons, la seule issue pour sortir de cette aporie, c’est de s’en remettre à Jésus.
Alors, imaginez, depuis 9 ans, si les 2 milliards de chrétiens dans le monde avaient pris à leur compte, au 1er degré, ce texte, et d’autres phrases de Jésus que vous connaissez tous, quel serait le visage du monde aujourd’hui ?[14]
La Cène
J’en viens à une image que vous avez tous en tête : Vous l’avez compris, ce texte se veut, en particulier chez Matthieu, une préfiguration de la Cène, à fronts renversés : la mort de Jean Baptiste suivie de ce repas partagé, annonçant la Cène suivie de la mort du Christ sur la croix.
Mais dans ce texte, me direz-vous, il n’y a pas de vin, le sang du Christ, mais « seulement » 2 poissons.
Ce n’est pas une erreur de Matthieu, au contraire, l’image est encore plus forte : le poisson, Ichthus en grec, est un acronyme. Chaque lettre est l’initiale d’un mot particulier (voir ci-dessous), annonciateur de l’action rédemptrice du Christ, de sorte que ce poisson est devenu l'un des symboles majeurs qu'utilisaient les premiers chrétiens en signe de reconnaissance.
En donnant ces poissons à la foule, c’est Jésus lui-même qui se donne, totalement. Nous sommes bien dans la préfiguration de la Cène, de la mort et de la résurrection du Christ, au bénéfice de la multitude.
Conclusion
Chrétiens que nous sommes, sommes-nous prêts à rompre cette malédiction et ce paradoxe qui voudrait qu’au fur et à mesure de l’accroissement de leur niveau de vie, les peuples sont de moins en moins accessibles au partage, creusant le fossé entre ceux qui ont et ceux qui n’ont pas.
Répondant à Satan dans le désert, Jésus lui déclara l’homme ne vivra pas de pain seulement mais de toute Parole de l’Éternel [15]… mais il vivra aussi de pain.
Alors, ce Donnez-leur vous-même à manger, nous conduira-t-il à rompre avec ce statu quo, non pas en nous plongeant dans un activisme forcené qui nous épuiserait bien vite, mais en écoutant Jésus qui nous dit : fais simplement ta part, juste ta part mais toute ta part, je me charge du reste.
Amen !
François PUJOL
[1] Ou « guerre d ‘extermination » ?
[2] Expression interdite parait-il aux chrétiens, tournés vers l’avenir
[3] Jean-Baptiste est le fils d’Élisabeth (et de Zacharie), cousine de Marie. Voir Luc 1.
[4] Voir Matthieu 3, 5
[5] Le mot compassion prenant ici tout son sens « souffrir avec ».
[6] Jean (6,10) précise même « il y avait beaucoup d’herbe à cet endroit-là »
[7] Jésus dans Matthieu 4, 12 : « Repentez-vous car le Royaume des cieux est proche »
[8] En 2018, malgré une augmentation de 6 % du nombre de foyers imposables, le nombre des foyers fiscaux ayant déclaré des dons a baissé de 3,9 %, (5 millions de foyers en 2018) avec une baisse globale du montant des dons de 4,2% et en particulier une baisse des dons de -54% aux fondations dans le cadre de l’IFI 2018 par rapport aux dons réalisés dans le cadre de l’ISF en 2017. Le don n’est donc pas toujours synonyme de gratuité ! (Baromètre IFI 2017/2018 - France générosités Juillet 2018)
[9] Matthieu 14 et 15, Marc 6 et 8, Luc 9, Jean 6
[10] Voir les 12 corbeilles qui restaient (une pour chaque disciple ou pour chaque tribu) : personne n’est exclu de la surabondance.
[11] Voir Exode 16, 1-36
[12] Du grec eucharistias qui signifie exactement « action de grâce ». Ce mot peut donc être utilisé sans danger par les protestants, il ne leur arrivera rien de mal.
[13] Rapport de la FAO (13/07/2020) : 690 millions de personnes sont concernées, soit 60 millions de plus en cinq ans.
[14] Sans ignorer que la vie « dans le monde » est un combat permanent entre forces du bien et forces du mal et que nous sommes nous-mêmes porteurs de nos propres « forces de mal ».
[15] Voir aussi Deutéronome 8, 3