Prédications Protestantes dans les Alpes du sud 

DIMANCHE 10 OCTOBRE 2004

Culte à Gap (05000)

Lectures du Jour :

Lamentations 3, 19-26

Luc 17, 5-10

2 Timothée 1, 1-14 (Voir méditation du 7-oct-01)

Serviteurs inutiles ?

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Voilà encore une parabole bien déconcertante à plusieurs titres.

C'est un petit tableau de mœurs où Jésus dépeint sans fards la condition d'un esclave. Qu'il soit laboureur ou berger, lorsqu'il rentre fatigué de sa dure journée de travail, pas question qu'il se restaure ou se repose avant d'avoir d'abord préparé et Servi le repas de son maître ! Il doit être constamment aux ordres de ce dernier, mais il n'a à attendre aucune gratitude particulière s'il lui a ponctuellement obéi.

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Les disciples auxquels Jésus s'adresse sont censés acquiescer sans problème à la réalité ainsi évoquée et donc trouver normal ce statut de servilité que nous ressentons comme une exploitation inadmissible. Sur ce point, même si c'est plutôt désolant, il faut reconnaître que les chrétiens dans leur ensemble ont mis bien trop longtemps à découvrir que l'esclavage comme tel est incompatible avec l’Évangile, avec cette bonne nouvelle libératrice révélant la liberté et la dignité que Dieu veut pour tous ses enfants. Si Paul a posé le principe que sous le régime de l'unique baptême "il n'y a plus ni juif ni grec, ni esclave ni homme libre, ni homme ni femme" (Gal 3,28) ni lui ni ses successeurs n'en ont tiré les conséquences sociales qui nous semblent devoir s'imposer. Sur le statut de l'esclave (comme d'ailleurs sur le statut de la femme), les épîtres du N.T se sont bornées à des recommandations visant à humaniser la relation maître/esclave, et non à la supprimer. Nous pouvons trouver affligeante la lenteur des églises, conditionnées par les pesanteurs historiques, à tirer toutes les conséquences sur le plan des sociétés humaines de la vérité évangélique qu'elles veulent transmettre. Mais est-ce à nous de les condamner, si nous songeons à toutes nos propres inconséquences, et à toutes les formes plus subtiles d'exploitation que nous tolérons généralement fort bien, dans le monde tel qu'il est aujourd'hui ?

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Ceci dit, il ne faut pas penser que Jésus, tirant son exemple de la réalité vécue de son temps, aurait en quelque manière justifié l'exploitation de l'homme par l'homme, que des prophètes avant lui avaient su dénoncer. Comme eux, en d'autres lieux de l’évangile, on le voit condamner vertement les abus de puissance et l'égoïsme des riches. Dans notre parabole, comme dans beaucoup d'autres, la référence à tel ou tel comportement humain, habituel ou insolite, n'est pas donnée au titre d'exemple à imiter, pas plus la malhonnêteté du gérant habile que l'invraisemblable paye des ouvriers de la vigne, qui met sérieusement à mal le juste principe social: "à travail égal, salaire égal "!

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Dans une parabole, sauf exception, il faut chercher le point de comparaison qui vient éclairer la réalité spirituelle à laquelle Jésus veut rendre attentifs ses disciples. Dans notre parabole, ce qui est dit de la relation de l'esclave à son maître veut nous dire quelque chose (pas tout!) de notre relation à Dieu, et de cela seulement.

Nous lui appartenons, nous lui devons tout, non plus comme esclaves mais comme fils ou filles.

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Mais ceci dit, cette parabole reste encore gênante, sinon choquante ! Surtout si l'on s'en tient à la traduction la plus courante du v.10: " Quand vous aurez fait tout ce qui vous était ordonné, dites : nous ne sommes que des serviteurs inutiles, nous avons fait seulement ce que nous devions faire". Serviteurs inutiles ? Dans la parabole des talents chez Matthieu, le même adjectif est appliqué au serviteur méchant et paresseux, qui n'a rien fait pour servir les intérêts de son maître: là, le jugement se justifie sans peine, et la TOB traduit valablement "bon à rien" I Mais ici, même le mot «inutile» n’est guère acceptable.

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Comment ? On nous demande de nous investir totalement dans le service de Dieu, et l'on vient en même temps nous dire que ce service ne sert à rien ? Quel message démobilisateur, quelle douche froide sur nos enthousiasmes ou nos bonnes volontés ! Pour mieux comprendre l'intention de Jésus, il faut traduire : serviteurs (ou esclaves) non indispensables. Ce que Jésus veut dire, et cela rejoint bien d'autres paroles évangéliques, c'est simplement que nous n'avons à attendre aucune récompense particulière de notre obéissance à Dieu, que nos "bonnes œuvres" ne sont en rien méritoires. Le Dieu tout-puissant pourrait se passer de nos services, et s'il a voulu avoir besoin de nous, c'est par pure grâce.

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Ainsi cette parabole s'inscrit en faux contre l'idée catholique moyenâgeuse des "œuvres surérogatoires", selon laquelle si l'on accomplit plus de bonnes œuvres que cela n'est exigé du chrétien moyen, on acquiert plus de mérites que nécessaire pour notre propre salut. Alors ces mérites en supplément, on peut les reverser dans une sorte de Caisse de solidarité, trésor où l'Eglise va puiser pour accorder -ou vendre ! - des indulgences. On sait comment Luther s'est violemment élevé contre le trafic des indulgences et la théologie aberrante qui le sous-tendait... L'idée de réversibilité des mérites était peut-être généreuse, mais ses prémisses complètement fausses. Devant les exigences évangéliques du Sermon sur la montagne, proposées à tous les croyants et non à quelques saints d'exception, qui pourrait estimer avoir fait "tout ce qui nous est ordonné" ? Conclusion : ne nous glorifions pas de ce que nous avons pu faire au service de notre Seigneur, mais réjouissons-nous d'avoir été conviés à le servir.

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Je crois pour finir que notre parabole ne doit surtout pas être lue isolément. Elle prend tout son relief si nous la confrontons à deux autres textes de Luc:

Luc 12, 35-38:

Si nous avons gardé à l'esprit la description du régime de l'esclave dans notre parabole, celle que nous venons de lire devient singulièrement frappante. Le Maître que servent ses esclaves vigilants n'est pas un exploiteur. Il se comporte exactement à l'inverse d'un maître normal, puisqu'à son retour c'est lui qui ceint ses reins, fait mettre à table ses serviteurs et passe pour les servir. C'est dans le contexte une- manière d'annoncer l'accueil extraordinaire que nous réserve le Seigneur, lors du festin du Royaume. Comportement paradoxal, incompatible avec la grandeur et la dignité de Dieu, selon une logique déiste. Mais cette image du règne à venir est dans la logique surprenante de l'évangile, prolongeant ce dont témoigne la vie terrestre de Jésus qui disait, selon Marc ou Matthieu: "Je ne suis pas venu pour être servi, mais pour servir et donner ma vie."

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La même pensée est relatée un peu autrement par Luc:

Luc 22, 24-27

Jésus s'est abaissé, pour être au milieu de nous comme celui qui sert. Jean l'a illustré concrètement en relatant le "lavement des pieds" des disciples, lors du repas d'adieux. Le maître invite les siens à imiter ce comportement, soulignant ce paradoxe que la vraie grandeur consiste à se faire petit au service des autres (car nous le savons, le service de Dieu passe essentiellement par le service des autres).

Il faut redire ici que si notre parabole est une exhortation à l'humilité, la vraie humilité chrétienne ne consiste pas à se déprécier, à se considérer comme un "bon à rien", mais à considérer les autres comme des "supérieurs", dans le sens où nous reconnaissons que Dieu nous demande de nous mettre à leur service, quel que soit leur rang. Contrairement à une lecture superficielle de la parabole, sachons que notre service a de la valeur, même s'il reste toujours insuffisant. Sachons que c'est un privilège, une grâce, de revêtir la tenue de l'esclave, à la suite de Jésus, ou de Paul, qui se disait "esclave de Jésus-Christ" et savait que c'était un grand honneur. A ceux qui servent sans chercher de récompense, sans se croire indispensables et qui se savent sans mérite, le Seigneur annonce paradoxalement la merveilleuse récompense finale : "Je dispose pour vous du Royaume comme mon Père en a disposé pour moi : ainsi vous mangerez et boirez à ma table dans mon Royaume" (Luc 22,29). La Cène que nous allons célébrer est à la fois le rappel de l'abaissement du Serviteur, l'appel à le suivre sur le chemin du service gratuit, et l'anticipation de ce festin du Royaume auquel nous sommes tous conviés.

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Amen !

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Pr Charles L’Eplattenier