Prédications Protestantes dans les Alpes du sud
Dimanche 12 SEPTEMBRE 2010
GAP (05000)

Textes bibliques:
Exode 32, 7-14
1 Timothée 1, 12-17
Luc 15, 22-32
Le fils aîné
La parabole du fils perdu et retrouvé et de son accueil par le père était une belle histoire qui s'achevait dans une fête joyeuse. Quel besoin Jésus avait-il de l'obscurcir par une pénible scène de contestation entre le père et son fils aîné ? Certes le contraste entre l'ombre et la lumière donne vigueur à un tableau. Pourtant, ce n'est pas par habileté de conteur que Jésus met en scène ce troisième personnage: il ne l'invente pas, il n'est que trop réel ! Il figure à l'évidence ces scribes et ces pharisiens qui critiquaient son comportement, scandaleux à leurs yeux.
C'est leur propos que Luc a placé en exergue de ce chapitre 15: "Cet homme fait bon accueil aux pécheurs et mange avec eux !" C'est pour répondre à leurs murmures que Jésus raconte les trois paraboles de la brebis , de la pièce d'argent et du fils cadet dont le trait commun et d'avoir été perdus et retrouvés, et dont les retrouvailles ont donné lieu à des manifestations de joie presque démesurées . Ces histoires parallèles révèlent dans quel esprit Jésus accueille des hors la Loi méprisés par les bien-pensants et soulignent la joie de Dieu lorsqu'il retrouve ceux qui étaient perdus. Au terme de cet ensemble insistant, l'épisode du fils aîné est une vive réplique à ceux qui contestent son attitude.
Décrire la réaction du fils aîné permet à Jésus d'aller à la racine du confit théologique qui l'oppose aux pharisiens. Dans sa nouvelle sur le retour de l'enfant prodigue, André Gide avait fait cette juste analyse. Je cite: " La joie de tous montant comme un cantique fait le fils aîné soucieux. Il montre un front courroucé : au pécheur repenti pourquoi plus d'honneur qu'à lui-même, qu’à lui qui n'a jamais péché ? Il préfère à l'amour, le bon ordre "
Tel est bien le nœud de la question. Aimer le bon ordre est respectable. Il faut noter qu'ici Jésus ne caricature pas ses adversaires. Le fils aîné n'est pas un hypocrite, il réagit conformément à ses principes. Rien dans sa présentation ne nous oblige à l'imaginer grincheux ou ennemi systématique de toute réjouissance.. Il n'est pas dit qu'il est furieux dès qu'il entend la musique et les danses, il est seulement intrigué. Sa colère s'enflamme quand il apprend pour qui on fait cette énorme fête improvisée, pour ce frère cadet parti mener la grande vie, alors que lui restait trimer à la maison. Il est choqué par une double injustice. D'abord il se sent lésé; Il dit à son père :
" Voici tant d'années que je te sers sans voir jamais désobéi à tes ordres; et à moi, tu n'as jamais donné un chevreau pour festoyer avec mes amis ". Mais plus grave est le second reproche qu'il fait au père, c'est celui de ruiner l'ordre moral : " Celui qui a mangé ton avoir avec des filles, tu as tué le veau gras pour lui !"
Ne va-t-on pas encourager toutes les licences si, non content de passer l'éponge un peu rapidement, on choie le coupable de façon aussi extravagante ? En glosant un peu, on peut supposer que ce fils aîné n'aurait pas la dureté de cœur de repousser son cadet, de lui interdire la porte de la maison paternelle, mais qu'au moins on le prenne au mot lorsqu'il a dit " traite-moi comme l'un de tes ouvriers" Un bon stage de réhabilitation dans le statut de domestique pour faire la preuve de son sérieux retrouvé. Ce serait la logique de la Loi, la juste défense du bon ordre !
Mais le récit porte aussi à nouveau sur l'attitude du père. Celui-ci ne veut pas laisser son aîné s'enfermer dans sa colère et son refus d'entrer dans la maison. Il va donc au-devant de lui comme il l'avait fait pour son cadet. Il le prie de venir partager la joie de tous. Il laisse passer le premier flot d'une contestation brutale qui le met lui-même en cause, puis avec patience et affection il essaye de faire comprendre à ce grand fils révolté les raisons profondes de son comportement vis-à-vis du retour du plus jeune. La parabole reste sans conclusion, ouverte. Le récit ne dit pas si l'aîné s'est laissé convaincre. C'est aux auditeurs de conclure. Ainsi cette troisième parabole répondant aux murmures des pharisiens est un ardent appel à leur compréhension de l'évangile du salut par grâce.
Reprenons plus à fond ce qu'implique ce dernier dialogue. Le père veut faire saisir à ce fils bardé de principes qu'il est possible d'obéir à une autre logique que la sévère logique de la Loi, à savoir la logique de l'amour, qui il est vrai peut paraître déraisonnable. " Il fallait bien festoyer et se réjouir, car ton frère que voici était mort et il est vivant, il était perdu et il est retrouvé " C'est la motivation dont la même expression concluait le premier volet de la parabole. Il fallait bien !
C'est la nécessité qui s’est imposée au cœur de ce père plein d'amour. Si tu ne comprends pas cela, mon fils, c'est que tout en vivant sous mon toit tu respirais dans une autre atmosphère que la mienne. Moi, lorsque j'ai vu apparaître au détour du sentier ce fils perdu depuis si longtemps et qui était comme mort pour moi, j'ai oublié ce qu'il m'avait fait souffrir et je n'ai eu que cette pensée: il est retrouvé, il est vivant ! Et je me suis jeté à son cou, plein de compassion et de joie profonde...
Tout autre a été la réaction du fils aîné. Il envisage d'emblée l'événement par rapport à lui-même: On ne m'a jamais fêté pareillement, et pourtant, moi, je le méritais. Expression de sa propre justice, qui entraîne le pire esprit de jugement. C'est la condamnation sans appel du cadet, qu'il ne considère plus comme son frère, disant au père d'un ton méprisant " Ton fils que voici..". Et ce fils , il l'enferme dans une catégorie à laquelle il ne saurait échapper. C'est celui qui a mangé ton avoir avec des filles, un fainéant, un débauché. Jugement définitif qui ne veut rien savoir de ce qui a pu changer chez ce frère dans sa prise de conscience et sa décision courageuse de revenir à la maison, et dans l'émouvant dialogue du retour qui lui a fait découvrir l'amour du père. Il enferme l'autre dans son passé et ne voit pas que la compassion du père a précisément fait mourir ce triste passé pour ouvrir à son fils un avenir tout neuf.
Quel étonnant renversement manifeste ce second volet de la parabole !
Celui qui se targuait d'être de la maison paternelle s'exclut lui-même de la demeure où retentissent des chants de joie, si du moins il persiste à ne pas vouloir admettre l'accueil chaleureux du père à l'enfant prodigue. S'il persévère dans son attitude de condamnation, il ne peut être en communion avec le Père qui est amour infini. Dès lors le jugement porté sur son frère est en réalité un jugement contre lui-même.
L'avertissement est grave et nous savons que les adversaires historiques de Jésus, dans leur ensemble, n'ont pas su l'entendre. Luc, en bon historien, aurait pu rédiger une conclusion négative à cette parabole. Soyons reconnaissants qu'il n'en ait rien fait. Il a dû saisir avec une remarquable intuition la portée permanente de ce texte ouvert. En effet, le légalisme moralisateur et l'esprit de jugement sont de tous les temps. La parabole nous met en garde contre notre tentation de chrétiens pratiquants, qui ressemblons parfois au fils aîné, assurés d'être des gens de la maison, des piliers de l'Eglise, et jugeons avec sévérité les transfuges qui s'en sont éloignés, parfois provisoirement, pour mener une vie "mondaine" que nous réprouvons. Ne soyons pas comme ce fils, imperméable au message de la grâce, à la folie du Dieu de miséricorde.
Heureusement ce récit qui reste ouvert nous interpelle salutairement de la part de ce Père. Il est encore possible de nous convertir à sa joie et de faire joyeuse fête avec tous les pécheurs pardonnés, dont nous sommes nous-mêmes les premiers, ne l'oublions pas !
Amen !
Charles L’Eplattenier