Prédications Protestantes dans les Alpes du sud 

Dimanche 16 septembre 2007

Gap (05000)

Lectures du Jour :

Exode 32,7-14

1 Timothée 1, 12-17

Luc 15, 11-24

La liberté du Fils

C'est l'affirmation centrale de tout le message évangélique: Jésus-Christ est venu pour nous libérer. Mais cette vérité a souvent été contestée. Un message centré sur le thème du Père nous vouerait à l'infantilisme, l'obéissance du croyant envers Dieu serait une aliénation de sa liberté. La paternité de Dieu est ressentie comme un paternalisme insupportable à l'homme adulte...

Cette contestation n'est pas nouvelle ! Il y a fort longtemps déja qu'André Gide, dans un récit d'une grande beauté littéraire, interprétait le Retour de l'enfant prodigue comme une sorte de capitulation. A ses yeux, le départ du jeune fils avait été une fuite en quête de la liberté: les limites de la maison paternelle lui pesaient, il voulait découvrir le monde, et se découvrir lui-même à travers cette libération de la tutelle insupportable de son père.

Son retour, selon Gide, est donc une capitulation. Rencontrant le dénuement et la faim, s'avouant qu'il n'a pas trouvé le bonheur, il n'a pas la force de résister à la nostalgie du confort de la maison paternelle. C'est par lâcheté qu'il y revient. Mais c'est un retour en arrière dont il a honte. " J'ai fléchi, dit-il. Pour lutter plus longtemps je ne me sentais plus assez courageux, assez fort, et cependant.." Cependant, rentré dans l'ordre, il gardera le regret de sa vie aventureuse, et le romancier imagine un autre frère, encore adolescent, qui rêve à son tour de s'évader, et à qui le prodigue repenti souhaitera de ne pas capituler comme lui, d'être plus fort que lui.

A l'arrière-plan d'une telle interprétation, il y a certainement l'éducation très puritaine reçue par l'auteur. Pour Gide, la maison du père figure l'église, vue comme un enclos surprotégé où l'être humain végète dans le conformisme et la soumission à des lois rigides, dont il doit s'échapper s'il veut s'épanouir librement. Le retour du fils prodigue devient alors le type d'une démarche religieuse rétrograde et aliénante. Mais lire ainsi la parabole évangélique relève d'un énorme malentendu, qui paradoxalement nous incite à la relire à nouveaux frais. Dans la tonalité joyeuse de l'annonce du salut chez Luc, je pense que la parabole du fils perdu et retrouvé peut au contraire être perçue comme l'histoire d'une accession à la maturité et à la vraie liberté.

J'ose même dire que le récit s'accorde avec nos connaissances actuelles en psychologie et que Jésus est sans doute plus "moderne" qu'André Gide !

Reprenons donc le parcours du jeune fils tel que Jésus le présente.

En premier lieu, son départ apparaît comme une réaction d’adolescent, une étape dans l'affirmation de soi en opposition à son père. C'est la symbolique mort du père qui affleure dans sa réclamation de sa part d'héritage. Il traite ce père comme s'il était déjà disparu ! Pour Jésus, c'est une fausse liberté que conquiert le jeune fils en désirant une totale indépendance. Ses ressources épuisées, c'est alors qu'il tombe dans une situation de véritable aliénation, devenu l'esclave d'un étranger.

Cette épreuve est l'occasion d'une prise de conscience. C'est une crise salutaire, une étape de maturation, la douloureuse montée vers un statut d'adulte. La lucidité l'emporte maintenant sur les illusions naïves, car son rêve d'autonomie absolue se brise sur un constat d'échec: "Moi, ici, je meurs de faim" C'est bien commencer à être adulte que de savoir reconnaître ses erreurs et ses échecs.

C'est alors qu'il prend la décision de revenir chez son père. Quelle aberation d'y voir une lâcheté. Ne faut-il pas au contraire un courage certain, une rude victoire sur soi-même pour s'en aller humblement faire l'aveu de son échec ? Ce qui serait infantile serait de s'entêter dans son erreur pour ne pas avoir à avouer qu'on s'est trompé. C'est en homme libre, qui surmonte ainsi sa révolte juvénile, que le fils affamé prend le chemin du retour. Il va librement renouer la relation filiale que son départ avait brisée, tout en ne se jugeant plus digne de ce statut d'enfant de la maison " Traite-moi comme un de tes ouvriers " projette-il de déclarer à son père, qu'il sait avoir gravement offensé.

L'accueil inespéré qu'il reçoit l'amène alors à une découverte bouleversante dont l'image du père va sortir radicalement transformée. Enfant, ce père pouvait lui apparaître comme le sévère gardien de l'ordre. Adolescent, la liberté que le père lui a laissée de prendre sa part d'héritage et de partir au loin a pu lui sembler un signe d'indifférence . Il découvre maintenant son père en vérité: il l'aimait d'un amour non possessif, refusant d'imposer sa loi, respectant totalement la liberté de et enfant, quoi qu'il puisse en souffrir lui-même.

A ce noeud de la parabole, les détails du récit sont plus qu'anecdotiques, ils ont forte valeur symbolique: la plus belle robe, l'anneau au doigt et les souliers aux pieds, et le veau gras marquent la joie du retour du prodigue par une fête exceptionnelle. Comme si son père voulait graver dans sa mémoire la qualité de leurs nouveaux rapports. Il ne veut pas que son fils puisse jamais considérer son retour comme une capitulation et la vie auprès de lui comme une servitude. C'est là je crois le plus fort démenti de la lecture de Gide. C'est une relation d'un père à son fils devenu adulte, une offre de coopération dans la confiance mutuelle. Celui qui sollicitait seulement une place d'esclave sait que lui est pleinement rendue sa dignité de fils de la maison. Ainsi traité en partenaire responsable, lui qui est revenu par un libre choix courageux pourra servir librement dans l'affaire familiale. Les intérêts du père et les siens se confondront. Il trouvera dans ce travail le véritable épanouissement de sa personnalité. Mieux, ayant découvert ce qu'est l'amour authentique, il essayera à son tour, à l'image de ce père aimant, d'être disponible aux autres, d'aimer et de servir ses proches, frères, amis, serviteurs .. (curieusement la mère est absente du récit !)

Je me propose de traiter une autre fois l'histoire du fils aîné et de son rapport au père, deuxième volet de cette grande parabole. Ce premier volet nous offre déja d'importantes perspectives spirituelles

En dépit de contestations qui n'ont pas saisi la joyeuse saveur de cette bonne nouvelle, nous pouvons appeler Dieu notre Père sans complexe, sous réserve de ne pas donner raison à Gide par la pratique d'une religiosité puérile. A la suite de Jésus, Paul ou Jean ont affirmé fortement que par la foi nous sommes faits enfants de Dieu. Pour le vivre sereinement et ne pas être troublés par des critiques en porte-à-faux, il suffit d'avoir compris qu'il s'agit d'enfants majeurs, appelés à devenir de plus en plus libres et responsables. Il faut bien sûr qu'une certaine image paternaliste de Dieu soit brisée comme une idole. Le Dieu de l'Evangile n'est pas un père autoritaire et possessif qui maintiendrait ses enfants dans un rapport de servilité étouffante. Contre une telle image Gide a crié sa révolte et il a eu raison. Mais il n'a pas su voir que la pensée de Jésus partageait cette contestation. Le Père qu'il annonçait et dont il vivait était bien au delà de la crise adolescente de la "mort du père".

C'est bien en adultes que Jésus, fils du Père par excellence, et ses apôtres porteurs de la bonne nouvelle, nous invitent à aimer de tout notre coeur et de toute notre pensée Celui de qui nous recevons notre liberté de créatures faites à son image, faites pour aimer comme lui. Dans la communion du Fils unique, sous l'impulsion de l'Esprit du Fils et du Père, nous sommes appelés à oeuvrer les oeuvres de Dieu, à faire nôtres les intérêts de sa maison. Chrétiens, avec tous les hommes de bonne volonté, il nous faut travailler en vue de la réconciliation de tous ses enfants, si tragiquement divisés, travailler à construire un monde d'hommes libérés et solidaires, tous fils d'un même père. Pour nous, croyants, c'est donner des signes de la venue du Royaume de Dieu que Jésus annonçait.

Alors tout en nous engageant pleinement dans ce travail, n'éludons pas l'appel à l'humilité que comporte l'histoire du retour du fils prodigue. Elle n'a rien de honteux ni de servile, nous l'avons vu. Mais elle est aussi lucide reconnaissance de nos limites. Nous ne bâtirons pas par nos efforts humains le Royaume promis. Il sera l'oeuvre suprême, au jour que nous ignorons, de l'amour du Père réconciliant tous ses enfants.

Amen !

Charles L’Eplattenier